La verrière occidentale de la cathédrale de Nantes
Françoise Gatouillat
(Cliquez ici pour la version anglaise/click here to read in English)

Fig. 1. Fenêtre ouest, cathédrale Saint-Pierre de Nantes, 1507-1508 (Photo © Françoise Gatouillat, 2011)
Victime du dramatique incendie qui a ravagé de la cathédrale de Nantes le 18 juillet 2020, la verrière de la façade occidentale de l’édifice a péri avec le grand orgue installé devant elle en 1620. Cette verrière était déjà fragmentaire, détruite aux 4/5e en 1800 par l’explosion d’une poudrière située dans le château voisin, et une vitrerie blanche complétait les panneaux rescapés – ceux des lancettes latérales, du haut de la lancette centrale, et quelques-uns du tympan (Fig. 1).
L’impressionnante composition de pleine couleur qui remplissait à l’origine les neuf lancettes et le tympan de cette grande fenêtre (11 m x 7 m) n’était donc plus qu’un souvenir. Mais son importance historique était connue : ce vitrail était dû au mécénat d’Anne de Bretagne, reine de France de 1491 à 1514 pour avoir épousé successivement Charles VIII et Louis XII. Son étude, reprise en 2011 dans le cadre d’un colloque universitaire, a permis de préciser les enjeux de la donation royale, sa date, son programme iconographique et son lieu de fabrication.
Des éléments significatifs de l’œuvre primitive subsistaient à leur emplacement d’origine, en assez bon état de conservation. Dans les angles inférieurs, à l’emplacement dévolu aux donateurs, étaient agenouillées Anne de Bretagne, couronnée et revêtue de fleurs de lys (Fig. 2), et sa mère Marguerite de Foix († 1486), épouse du duc François II de Bretagne, identifiée par ses armoiries. Toutes deux étaient accompagnées de leurs saintes patronnes, sainte Anne et sainte Marguerite (Fig. 3). Au-dessus d’elles, un vaste paysage animé d’arbres et de fabriques les séparaient de Moïse et d’Elie, représentés dans les nuées du sommet des deux lancettes. Un vestige d’une immense Fontaine de Vie occupait la moitié supérieure de la forme centrale : le buste du Christ entouré d’une gloire rayonnante émergeait d’une monumentale vasque d’or à l’élégante ornementation Renaissance, qui recueillait le sang s’écoulant de ses mains et de son flanc (Fig. 4).
Comme dans la famille des œuvres de toutes techniques qui illustrent la même thématique,1 le filet rouge visible le long du piédestal de la vasque alimentait un second bassin, qui devait occuper tout l’espace inférieur avec l’image des pécheurs pardonnés grâce aux vertus du Saint Sang, Adam et Eve, sainte Marie-Madeleine, etc. Le tympan avait conservé deux figures féminines munies d’attributs, des allégories ou plus certainement des sibylles, et un ange portant des instruments de la Passion.
La date de la verrière a généralement été avancée aux années 1490, mais l’un des panneaux du tympan portait un fragment de chronogramme, MD…II, soit MDVII ou MDVIII. Cette date, qui coïncide avec l’achèvement du massif occidental de la cathédrale en 1508, confirme la chronologie relative au vitrail. Sa commande paraît liée à l’installation, en 1507 dans l’église des Carmes de Nantes, du somptueux tombeau des parents de la reine, réalisé pour elle par l’architecte Jean Perréal et le sculpteur Michel Colombe (replacé depuis 1817 dans le transept de la cathédrale). En une fastueuse cérémonie célébrée le 25 mai 1507, Anne de Bretagne a fait transférer aux Carmes le cercueil de Marguerite de Foix, qui se trouvait depuis trente ans dans le chœur de la cathédrale.
Est-ce en mémoire de sa mère que la reine a décidé d’offrir à la cathédrale un ex-voto rappelant la duchesse par son portrait ? C’est probable, d’autant que la verrière était investie d’une signification particulière, que ses nombreuses lacunes ont fait oublier. D’après les éléments restés en place avant l’incendie, le thème de la Fontaine de Vie, habituellement chargé d’une symbolique liée à la pénitence et à l’eucharistie, était adapté pour porter un autre message, lié à l’Office des Morts. L’iconographie était manifestement inspirée par la Séquence Dies irae, poème intégré au XIIe siècle au corpus grégorien, inchangé jusque dans les éditions modernes du Rituel des fidèles. Le Christ y est dénommé Fons pietatis – Source de piété – (8e strophe : « Rex tremendae majestatis, qui salvandos salvas gratis, salva me, Fons pietatis »). Plusieurs versets évoquent des figures conservées dans la verrière, et les pécheurs absouts disparus de son tiers inférieur. Le début du poème, « Dies irae, dies illa solvet saeclum in favilla, teste David cum Sibylla », explique la présence insolite de prophètes et de sibylles dans une telle scène.
Ce contexte justifie surtout la très singulière représentation du Christ, choisie pour remplacer le Calvaire, omniprésent dans les Fontaines de Vie de la tradition française, ou l’Homme de douleur ensanglanté, vision dramatique privilégiée dans l’art germanique. Il s’agissait ici de l’apparition du Sauveur en majesté du Grand retour à la Fin des Temps, ce qu’accréditait la sérénité de son visage. Le programme de cette Missa pro defunctis pérennisée par l’image avait à l’évidence été élaboré par de savants théologiens. En une transcription visuelle de la prière pour le repos des âmes des morts, la verrière plaidait pour le salut de Marguerite de Foix.
La verrière était attribuée sans preuve au Nantais Pierre de La Chasse, vitrier et enlumineur du duc de Bretagne en 1486-1487, encore actif en 1518 selon des archives. Mais la culture qui a généré l’iconographie de cette verrière d’exception invitait à envisager l’hypothèse d’une création exportée de la ville de Tours, capitale du Val de Loire, où la fréquence du thème de la Fontaine de Vie est attestée autour de 1500.2 La qualité du style de la verrière, sensible par exemple dans la noble figure de sainte Marguerite, et l’habileté de l’exécution, confirment cette provenance. Jusqu’aux années 1520, les artistes qui fournissaient régulièrement la Cour depuis le règne de Charles VIII étaient regroupés à Tours, les peintres Jean Poyer et Jean Bourdichon, enlumineurs des plus luxueux livres d’Anne de Bretagne, ou les auteurs du tombeau de ses parents Jean Perréal et Michel Colombe. Les observations concordent pour conclure que la reine a trouvé dans ce dynamique foyer artistique l’auteur des cartons de la verrière – un peintre du cercle de Jean Poyer – comme l’atelier chargé de la réalisation. La production de cet atelier, qui a laissé quelques traces en Touraine, se retrouve dans une autre exportation, la brillante rose nord donnée à la cathédrale de Sens vers 1517 par le doyen de son chapitre Gabriel Gouffier : une parenté stylistique et technique l’unit étroitement à la verrière royale de Nantes.
Retrouvés au sol après l’incendie, les débris de ce vitrail d’intérêt majeur pour l’histoire de l’art seront, on peut l’espérer, présentés au Musée Dobrée de Nantes.
Cet article est extrait de F. Gatouillat, « Une grande commande de la reine Anne de Bretagne : la verrière occidentale de la cathédrale Saint-Pierre de Nantes », in Nantes flamboyante 1380-1530, N. Faucherre et J.-M. Guilloüet dir. (Actes du colloque international, 24-26 novembre 2011), Société d’Histoire et d’Archéologie de Nantes et Loire-Atlantique, bulletin hors-série, 2014, p. 155-167. Id., in Nantes, La grâce d’une cathédrale, Strasbourg (La Nuée bleue), 2013, p. 198-201.